L'orgue néo-classique

Un événement au début de ce siècle va prendre place et dont les conséquences seront innombrables pour le devenir de l'orgue français spécifiquement. Au delà des problèmes juridiques et matériels de tous ordres, c'est le rôle et même l'utilité sociale des organistes qui sera symboliquement remis en cause. Un homme jouera un grand rôle dans cette crise, il s'agit d'Alexandre Guilmant. Il rêve d'un orgue laïc accompagnant les cérémonies de la vie civile. Cette idée, inspirée des pays anglo-saxons, (que Guilmant fréquente assidûment) ne pourra être appliquée en France pour différentes raisons. En revanche, l'orgue deviendra un instrument de premier plan dans la vie culturelle jusque dans les années cinquante.

L' orgue et les organistes sont à la recherche de nouveaux lieux pour se faire entendre: le salon en est un. Une esthétique différente, plus proche de la musique de chambre, s'y développe. Guilmant jette les bases de cette esthétique, avec l'instrument qu'il fait construire pour sa villa de Meudon où il reçoit, pour ses concerts privés, de nombreux musiciens et artistes. La salle de concert va aussi accueillir l'orgue, mais plus timidement que dans les pays anglo-saxons. Malgré les efforts de Guilmant pour faire connaître l'orgue du Palais du Trocadéro construit pour l'Exposition Universelle de 1878, l'orgue de concert devra attendre l'entre deux guerres pour trouver sa vraie place dans la vie musicale. Entendu hors de l'Eglise, l'orgue ne va pas couper tous les liens avec la passé. Bien au contraire, et ce n'est pas le moindre paradoxe de cette époque, cette mutation va coïncider avec un retour aux sources. Guilmant (encore lui! ) est un infatiguable chercheur qui va éditer, en collaboration avec le musicologue André Pirro une quantité impressionnante de musique ancienne. Pour interpréter cette musique, Guilmant préconise une évolution de la facture d'orgue. Cette évolution, liée dès le départ à l'interprétation du répertoire ancien,aboutira dans les années Trente à l'orgue néo-classique. Deux compositeurs-organistes vont épauler Guilmant dans son effort de renouvellement esthétique. Charles Tournemire (1870-1939) tentera une synthèse entre l'héritage de César Franck (dont il est le successeur à Ste Clothilde) et l'intérêt nouveau porté au chant grégorien et à la musique ancienne. Cette démarche, inspirée des principes enseignés à la Schola Cantorum (dont Guilmant avait été un des fondateurs), doit permettre selon lui, de retrouver la dimension spirituelle de la musique d'orgue. Son exact contemporain, Louis Vierne (1870-1938), est beaucoup moins novateur sur le plan esthétique. Il représente plutôt la tradition des "organistes de cathédrale", qu'il illustre à son poste quasi officiel de Notre-Dame. Il encouragera pourtant les idées nouvelles, et n'hésitera pas à parrainer le mouvement néo-classique. Parmi la nouvelle génération, issue de l'enseignement de Guilmant, une figure ne va pas tarder à s'imposer. Marcel Dupré (1886-1971) n'est guère sensible aux nouvelles tendances répandues par la Schola Cantorum. Pour lui, la sécularisation de l'orgue est irréversible. L'orgue doit donc poursuivre son émancipation entreprise dès la fin du XIX° siècle, en favorisant son implantation dans le monde musical, et en encourageant l'évolution de la facture dans le sens d'un modernisme poussé à l'extrême. Un tel programme est inspiré directement du modèle anglo-saxon, qu'il va tenter vainement d'imposer en France. A lui seul, il réussira cependant à modérer les ardeurs du "retour à l'ancienne", grâce à l'autorité de son enseignement au Conservatoire National de Paris (1926-1954), basé sur la tradition symphonique, et principalement axé sur l'improvisation. Il trouvera un précieux allié en la personne de Paul Dukas (1865-1935), qui formera à ses côtés une génération de compositeurs-organistes de premier plan. Compositeur lui-même, Dupré, après s'être illustré dans des pièces d'esprit nettement profane inspirées par les grands instruments américains, comprendra la nécessité d'illustrer, même à l'orgue de concert, des thèmes religieux. La Symphonie-Passion et surtout le Chemin de la croix (1931), poèmes symphoniques d'esprit listzien, voire wagnérien, vont le réconcilier avec la génération montante.

Le mouvement néo-classique, né officiellement avec la création de l'Association des "Amis de l'Orgue" (1927), va opérer une synthèse originale des diverses tendances du moment. Son mérite principal réside à la fois dans son effort de réflexion esthétique, qui aboutira à la définition d'une doctrine très construite, et dans son dynamisme qui va réussir à créer une véritable synergie autour de l'orgue, propulsé au premier plan de la vie musicale. Les talents de concertiste d'André Marchal (1894-1980), disciple de Joseph Bonnet (1884-1944), ne sont certes pas étrangers à cette soudaine popularité. A la suite de son maître, il accorde la première place à l'interprétation, abordant d'une manière totalement renouvelée le répertoire ancien et les grandes oeuvres symphoniques par Norbert Dufourcq (1904-1990), théoricien du mouvement. Des concours de composition, la tribune ouverte que constitue l'Association, vont permettre à plusieurs artistes de premier plan de s'exprimer et de se faire connaître. Maurice Duruflé (1902-1986), Jean Langlais (1907-1991), Olivier Messiaen (1908-1992), Jehan Alain (1911-1940), formés au Conservatoire par Dukas et Dupré, trouvent dans la doctrine néo-classique une riche source d'inspiration. Son innovation principale est d'ordre instrumental. La redécouverte de la facture classique, le rejet du modernisme excessif, et surtout la nouvelle dimension donnée à l'interprétation, ont donné naissance à un nouvel instrument, mis au point par Victor Gonzalez (1887-1956), inlassablement défendu par la propagande du mouvement. Les "Amis de l'orgue" vont aussi fixer quelques principes qui détermineront pour longtemps le rôle et la signification de cet instrument. Sa sécularisation est maintenant une réussite. L'orgue a désormais sa place au salon, dans la salle de concert, et bientôt au disque. Sa signification religieuse et spirituelle ne fait plus aucun doute, quel que soit le lieu qui l'accueille. Au premier plan de la vie culturelle, il est un espace de création qui accorde une place égale à l'interprétation du répertoire ancien et moderne, et à la composition d'oeuvres nouvelles.

La seconde guerre mondiale va bouleverser quelques-unes de ces données: l'orgue de salon disparaîtra, suivi par l'orgue de salle, remplacé définitivement par le microsillon. Ces quelques avatars ne modifieront pas, sur le fond, les principes mis au point à partir des années vingt, et dont nous sommes les héritiers directs.




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